Finis Corsicae (bis)

La dégradation galopante de la situation en Corse est particulièrement perceptible au niveau de la langue. Bien entendu, la pratique baisse constamment, malgré les efforts de ses défenseurs dont j’ai eu l’occasion de dire que je ne mettais aucunement en doute leur dévouement et leur bonne foi.

Mais il est de plus en plus évident qu’elle cède constamment du terrain en ce qui concerne la sensibilité des locuteurs, leurs connaissances, leur volonté. Prenons par exemple le mot Campinchi, nom d’une importante artère bastiaise. On entend de plus en plus prononcer campainchi, à la française en conservant pour l’instant l’accent sur l’avant-dernière syllabe. La raison en est évidente. Lorsque les enfants fréquentent l’école primaire on leur enseigne que pin se prononce comme le mot pin (l’arbre) ou pain (j’ai écrit campainchi pour être plus clair et ne pas utiliser un jargon linguistique).. Bien sûr, le professeur ne précise pas, ce qui est normal, qu’il s’agit de la prononciation française, mais que ce n’est pas le cas pour les patronymes (ou toponymes corses). Il y a quelques années on se moquait des gens qui prononçaient ainsi. Récemment je me suis fait reprendre pour avoir utilisé la prononciation correcte. Je n’ai pas insisté pour ne pas sembler pédant. Pourtant mon interlocuteur prononce sûrement correctement niulincu et merusaglincu, pourquoi les habitants de Campu (c’est l’origine du patronyme) auraient-ils droit à une prononciation différente ?

Et que dire de ces Bastiais, qui n’étaient pourtant pas de prime jeunesse, que j’ai entendus parler du mese di juin, du mese di juillet ? Ce n’est pas grave, direz-vous, ils savent bien qu’on dit ghjugnu et lugliu. Ce n’est pas mon avis : cela témoigne d’une dégradation progressive et n’est qu’une étape vers la disparition de la langue.

Comme certaines concessions « commerciales ». Par exemple, sur le marché de Bastia lorsqu’on m’a proposé des oreillettes et que j’ai répondu que je n’achetais que des frappe , on m’a rétorqué que c’était la même chose. Conclusion : la personne en question était probablement corse, ou, tout au moins, était depuis suffisamment de temps en Corse pour connaître le mot frappe. Elle imaginait sans doute être plus moderne ou plus compréhensible pour des oreilles de touristes en utilisant le mot oreillettes. Or, s’agissant de touristes, ils seraient enchantés d’entendre le mot local, exotique pour eux. Enfin, de concessions en concessions de ce type le mot frappe disparaîtra et les frappe je devrai aller les acheter à Rome (oui, chers amis défenseurs du corse seul et isolé, le mot et la chose sont courants à Rome et si les relations étaient ce qu’elles devraient être, le mot frappe aurait beaucoup plus de chances de se conserver).

Critiquable aussi le choix (ou l’orthographe) de certains panneaux, plaques ou inscriptions. Ainsi le collège de Luri est-il signalé par un panneau culleghiu. Or si cette forme serait acceptable plus au sud, ce n’est pas le cas dans le Cap où l’on dit cullegiu, que l’on trouve d’ailleurs à Bastia où l’on a adopté la forme correcte. Indication donnée par un enseignant d’une autre région, croyance, fausse, que la forme culleghju est plus corse parce que plus éloignée du français collège et de l’italien collegio ? A rapprocher de la tendance à privilégier bonghjornu pour bonjour et ghjurnale pour journal. Mais dans une grande partie de la Corse, au moins dans le nord, si l’on dit ghjornu on dit bongiornu et giurnale. Ce n’est peut-être pas logique mais la linguistique n’a que faire de la logique. Et que dire de l’indication Col de San Stefanu au lieu de Santu Stefanu. Il y aurait des photos à prendre et à publier, sur Facebook, par exemple.

Mais il existe d’autre causes de souffrances pour qui a connu une époque où la corse était correctement parlé. Que dire de la prononciation du -r- « à la française » même dans des émissions de radio ou de télévision qui devraient servir de modèles ? Des accents toniques baladeurs, de la prononciation française de patronymes italiens, ce qui n’arrivait jamais il y a seulement quelques années, par exemple Verrattì pour le joueur de football, bien entendu sous l’influence de la télévision française. A cet égard on peut même constater un phénomène curieux. Les journalistes français ayant fini par comprendre qu’il existe en Corse un accent tonique (je me souviens de l’époque où, même dans les émissions régionales, des patronymes et toponymes corses étaient accentués « à la française ») ils ont commencé à s’efforcer de mettre des accents. Malheureusement on ne se refait pas, et on a fini par les entendre prononcer Bàstia. Leurs collègues italiens les entendant prononcer ainsi ont cru que c’était la prononciation corse et j’ai eu la stupéfaction d’entendre des commentateurs italiens parler de Bàstia. Auraient-ils accentué ainsi Bastia Umbra ?

Il faut dire que certains Italiens se conforment aveuglément à la prononciation française, croyant, sans doute, faire plaisir aux Corses et se démarquer de tout soupçon de revendication italianisante. J’ai ainsi entendu, dans des interventions en italien, prononcer Ajacciò, Ils disent pourtant Parigi, Marsiglia, Nizza ! D’ailleurs, ayant travaillé un certain temps en Italie j’ai dû batailler pour qu’on cesse de prononcer mon patronyme Colombanì. Il est vrai qu’à la fin une collègue calabraise m’interpellait: “Colombà!”, ce qui me réchauffait le coeur.

Dans le même ordre d’idées il y a des pseudo-vérités qui semblent s’imposer sans que personne, apparemment, ne tente de les rectifier. Ainsi on tend de plus en plus à traduire Dominique par Dumè en oubliant que la traduction exacte est Dumenicu. Dumè n’est utilisé que pour interpeller quelqu’un, comme Pa‘ (pour Paulu), Pe‘ (pour Petru), Miche‘ (pour Michele). Et la Radio ! J’ai entendu affirmer, par quelqu’un qui se vantait (!) de ne pas connaître l’italien, qu’il fallait utiliser pour vanité le véritable mot corse, alterigia. Un simple coup d’oeil dans un dictionnaire scolaire d’italien lui aurait per mis de constater que le mot alterigia est parfaitement italien. J’ai entendu aussi affirmer que la construction de l’objet avec -a-, par exemple dans chjamà a Paulu, était commune au corse et à l’espagnol, ce qui marquait l’indépendance du corse par rapport à la péninsule italique ! Dommage que les parlers du sud de l’Italie connaissent cette construction qui finit par déteindre sur l’italien régional de ces régions.

La culture aussi subit cette érosion et j’entends la culture au sens large du terme. Par exemple les chaînes de distribution jouent dans le domaine de la consommation le même rôle que la radio et la télévision dans celui de la culture : uniformisation, homogénéisation. Je soupçonne même les producteurs de charcuterie de dénaturer leurs produits pour les adapter au goût du grand public international.

Ce sont là des détails me direz-vous. Ce n’est pas mon avis. On se trouve en présence d’un processus d’érosion progressive, on cède petit à petit, croyant à chaque étape faire une petite concession, être raisonnable, et à la fin on a tout concédé. C’est une version (inversée) de la tactique de l’artichaut que l’on mange feuille à feuille. Ajoutons que bientôt personne ne se souviendra de la situation passée ce qui conduira au déracinement total.

J’allais oublier une falsification historique. Lors de la session inaugurale de la nouvelle Assemblée Territoriale (celle actuellement en place, en avril 2021) les élus nationalistes ont juré sur le texte de la Constitution de Paoli, ou plutôt, d’un fac-simile nous a-t-on dit, parce que le texte lui-même ne pouvait pas sortir des archives. Il y avait une excellente raison de la part de nos élus « nationalistes » pour ne pas exhiber le véritable texte. Il ne fallait pas que l’on se rende compte que l’original était en italien !

Paul Colombani

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *